La Presse au Kentucky et en Virginie-occidentale

La menace du robinet

Bien que la qualité de l’eau soit généralement bonne au pays, des millions d’Américains doivent se demander, en se versant un verre dans le confort de leur domicile, s’ils mettent leur santé en péril. La problématique est particulièrement criante en région rurale, où le vieillissement des infrastructures et le manque de ressources forment un périlleux cocktail. La Presse s’est rendue au Kentucky et en Virginie-Occidentale pour faire le point.

Kentucky

« Traités comme des citoyens de seconde classe »

Inez La scène est difficile à imaginer en voyant le ruisseau qui coule paisiblement le long du terrain de Nina et Mickey McKoy.

« À l’époque, c’était rempli d’une sorte de lave noire qui bougeait très lentement. Aucun organisme vivant n’a survécu là-dedans », relate le professeur à la retraite en parlant de la catastrophe survenue en octobre 2000.

Un accident dans une mine située dans cette région reculée du sud-est du Kentucky a mené au déversement de boues toxiques issues du processus d’épuration du charbon. Elles ont contaminé des dizaines de kilomètres de cours d’eau en aval, dont celui qui passe chez les McKoy, dans la petite ville d’Inez.

Vingt ans plus tard, ils n’ont toujours pas recommencé à boire l’eau du réseau d’aqueduc local, qui nécessite d’importants investissements comme nombre de réseaux situés en région rurale partout au pays.

Le président Donald Trump avait promis en 2016 de lancer un vaste programme d’infrastructures qui devait notamment aider à corriger le problème, mais l’argent n’a pas suivi.

Le camp démocrate, qui n’a pas su corriger la situation sous la gouverne de Barack Obama, promet aujourd’hui d’assurer un accès à de l’eau de qualité pour tous les Américains en cas de victoire en novembre.

L’affirmation suscite un certain scepticisme dans les communautés les plus touchées par le problème, qui se sentent délaissées.

Dans le comté de Martin, la population est encore marquée par l’incurie de Massey Energy, un géant de l’industrie du charbon au bilan environnemental peu reluisant qui avait accumulé dans un bassin de retenue plus de 1 million de mètres cubes de boues gluantes.

Le fond du bassin était trop près d’une galerie souterraine à l’abandon et a fini par céder, entraînant un déversement sous haute pression qui a projeté la boue chargée d’arsenic et de mercure sur une longue distance.

La firme, rachetée par une autre entreprise en 2012 après un accident meurtrier dans une mine, avait déjà connu un déversement de moindre envergure en 1994, mais n’avait apparemment pas apporté les correctifs requis.

En plus de submerger les terrains de nombreux résidants du comté de Martin, la boue a atteint la zone d’approvisionnement du réseau de distribution d’eau, forçant les autorités locales à trouver une solution de rechange temporaire.

Les McKoy et d’autres résidants, inquiets de la qualité de l’eau acheminée à leur domicile, ont commencé à demander des comptes et se sont fait dire, à plusieurs reprises, qu’ils n’avaient rien à craindre.

L’Environmental Protection Agency (EPA) s’est aussi montrée rassurante, arguant que l’eau était de bonne qualité. « Le gouvernement nous traitait comme des demeurés », relate Mme McKoy, qui s’indigne du fait que Massey a dû payer à l’époque une amende fédérale dérisoire de 5000 $ pour sa négligence.

L’organisation chargée de mener l’enquête contre l’entreprise et son dirigeant, un important contributeur du Parti républicain, était sous la gouverne de la femme de l’influent sénateur du Kentucky Mitch McConnell. Elle a coupé court à l’exercice, suscitant des allégations d’ingérence qui ont été largement étayées par la suite.

« Le rôle des agences fédérales est de protéger la population, pas les entreprises qui polluent. »

— Nina McKoy, résidante d’Inez, petite ville du Kentucky

À l’issue du processus de récupération de la boue, des sédiments contaminés sont restés dans l’eau du ruisseau. « Pendant deux ans, elle redevenait noire quand il pleuvait parce que ça remuait le fond », relate son mari.

Les problèmes se multiplient

Les résidants étaient loin d’être au bout de leurs peines, puisque les problèmes avec le réseau d’eau local ont continué à se multiplier au fil des ans.

Dans un rapport paru en 2018, la commission étatique chapeautant les services publics au Kentucky a conclu que le service d’eau du comté de Martin fonctionnait « constamment en état d’urgence ». Et que ses clients recevaient un « service déficient ou pas de service du tout » en raison « d’années de gestion incompétente par des décideurs ineptes ».

Une pompe à l’usine de traitement s’est brisée la même année, forçant l’interruption du service pendant plusieurs semaines.

Bien que les administrateurs aient été remplacés depuis et qu’une firme spécialisée, Alliance Water Resources, a été appelée à la rescousse depuis le début de l’année, la crise de confiance demeure.

On estime que le réseau, qui requiert des investissements de plusieurs millions de dollars, perd encore plus de 60 % de l’eau traitée en raison de conduites brisées, et les questions sur sa qualité perdurent.

L’EPA a recensé en 20 ans plus d’une trentaine de violations du seuil de concentration autorisé pour des contaminants pouvant donner le cancer ou des troubles neurologiques en cas de consommation prolongée.

Des avis « inquiétants » précisant que ces violations ne constituaient « pas une urgence » malgré leur impact potentiel sur la santé ont été envoyés régulièrement à la population pendant des années, relève Mme McKoy, qui boit de l’eau embouteillée depuis 20 ans.

« Je paie pour de la boue »

BarbiAnn Maynard, qui habite à Huntleyville, ne boit pas l’eau non plus et n’envisagerait pas d’en donner à ses enfants.

« Je paie pour de la boue », souligne la femme de 43 ans, qui se dit particulièrement mal servie parce qu’elle habite loin de l’usine de traitement, au bout de canalisations en mauvais état d’où sort fréquemment une eau brunâtre.

« Si on ne commence pas à investir dans les infrastructures, tout va briser au même moment et on va se retrouver comme un pays du tiers-monde. »

— BarbiAnn Maynard, résidante de Huntleyville, Kentucky

Mme Maynard relève que les administrateurs du réseau ont longtemps été choisis en raison de leurs liens avec les élus locaux et non en raison de leurs compétences.

L’été dernier, les occupants d’une voiture ont tiré sur la vitre arrière de son camion et sur sa maison tôt le matin, un incident qu’elle lie à ses dénonciations. La police a été avisée, mais n’a pas fait d’arrestation.

« Le but était de me faire taire, mais ça me rend encore plus déterminée », indique la femme de 43 ans, qui fait peu de cas des assurances reçues des autorités quant à la qualité de l’eau.

« L’un des responsables m’a dit il y a quelques années que j’avais plus de risque d’attraper le cancer en mangeant un hot-dog qu’en buvant l’eau. Je lui ai demandé comment il pouvait en être sûr et il s’est contenté de me dire qu’il le savait, c’est tout », relate-t-elle.

La firme privée chapeautant la production et la distribution d’eau assure que les niveaux de contaminants permis sont aujourd’hui respectés.

Elle fait valoir par ailleurs que des investissements importants sont en cours pour améliorer l’état du réseau et pallier les problèmes de distribution.

Mme McKoy estime que les prélèvements effectués pour le contrôle officiel de la qualité de l’eau sont trop peu nombreux. Ils sont contredits par une étude qu’un groupe de citoyens dont elle fait partie vient de mener conjointement avec des chercheurs de l’Université du Kentucky.

Près de la moitié des échantillons prélevés dans une centaine de résidences contenaient au moins un contaminant chimique dans une concentration excédant les normes en vigueur, et des coliformes étaient présents dans 10 % des cas, indique la résidante d’Inez.

Bien qu’elle salue l’arrivée d’une firme spécialisée, Mme McKoy s’inquiète de son incidence financière sur la facture d’eau, qui est déjà l’une des plus élevées de l’État.

Près de 40 % des personnes vivant dans le comté se retrouvent sous le seuil de pauvreté et n’ont pas les moyens d’absorber des hausses, dit l’ancien professeur, qui déplore la pauvreté de la région.

« Nous, on a les moyens de s’acheter de l’eau en bouteille. Mais beaucoup de gens ne les ont pas et sont forcés de boire cette merde. »

— Mickey McKoy, résidant d’Inez

Une véritable fortune en charbon a été retirée du comté sans se traduire par des redevances substantielles pour la communauté, limitant d’autant, dit M. McKoy, les sommes disponibles pour assurer des infrastructures de qualité, incluant l’eau.

« Nous avons toujours été traités comme des citoyens de seconde classe. […] Avec tout l’argent qui est sorti d’ici, les routes devraient être pavées d’or », conclut M. McKoy.

Virginie-Occidentale

La difficile recherche de réponses

Paden City — , Virginie-Occidentale — « On a un sérieux problème aux États-Unis. Si ça continue comme ça, il ne restera plus d’eau potable nulle part », tonne Tonya Shuler.

Le constat est de toute évidence alarmiste, mais reflète bien l’exaspération de cette résidante de Paden City.

Elle se démène depuis des années pour obtenir l’assurance que l’eau distribuée aux 2400 résidants de cette petite agglomération rurale située sur les rives de la rivière Ohio, dans le nord de la Virginie-Occidentale, ne nuit pas à leur santé.

« Nous en avons bu en quantité dans ma propre famille, excessivement même, puisqu’il n’y avait pas de soda à la maison. On présume lorsqu’on tourne le robinet que quelqu’un veille sur nous, mais c’est loin d’être le cas », relève Mme Shuler, qui s’interroge sur l’origine de troubles neurologiques survenus chez ses trois garçons.

Les questions qu’elle se posait sur la qualité de l’eau souvent brunâtre qui sortait des tuyaux ont pris une acuité particulière en mars 2019 lorsque la ville a envoyé un avis signalant qu’un contaminant toxique lié à des produits de nettoyage utilisés dans les buanderies avait été détecté dans l’eau à un niveau excédant légèrement le seuil autorisé.

L’avis précisait que les risques pour la santé étaient « minimes » et que d’autres villes de Virginie-Occidentale confrontées au même problème avaient réussi à le résoudre avec succès.

Le problème a gagné en importance à la fin de l’année lorsqu’une partie du système de filtration est tombé en panne, faisant monter la concentration du contaminant dans l’eau jusqu’à trois fois le niveau recommandé.

Il n’en fallait pas plus pour générer un véritable branle-bas de combat dans la ville. Alors que l’Environmental Protection Agency (EPA) et les agences sanitaires de l’État se mettaient à pied d’œuvre pour tenter de comprendre ce qui se passait, Mme Shuler et un groupe de résidants ont organisé des distributions d’eau en bouteille pour les plus démunis.

Une ancienne buanderie qui aurait déversé directement au sol des produits toxiques a été identifiée comme la source probable de la contamination de la nappe phréatique où s’alimentent les puits de la ville amenant l’eau à l’usine de traitement.

Un nouvel équipement de filtration coûtant près de 1 million de dollars a été installé en mai. Le responsable des travaux publics de la Ville, Josh Billiter, assure qu’il exfiltre efficacement le contaminant au cœur de la crise et que l’eau est tout à fait potable et sécuritaire.

« C’est une solution temporaire au problème », a-t-il expliqué à La Presse en précisant qu’il faudrait peut-être, à plus long terme, changer la source d’approvisionnement d’eau souterraine.

L’EPA a affirmé de son côté dans une rencontre en ligne avec les résidants de Paden City qu’il faudrait avoir consommé l’eau pendant des décennies au seuil de contamination maximal observé pendant quelques semaines pour voir sa santé affectée.

« Les communautés rurales sont abandonnées »

Mme Shuler demeure sceptique et a entrepris, avec l’aide de militants, de faire le tour de la communauté pour recenser les problèmes de santé de la population et voir s’il y a des liens possibles avec la contamination de l’eau.

Hannah Spencer, travailleuse communautaire qui soutient l’exercice, note que le nombre de personnes déclarant souffrir d’affections neurologiques est anormalement élevé à Paden City.

Les assurances catégoriques données par l’EPA étaient une « véritable claque » pour les résidants inquiets, relève Mme Spencer, qui ne s’étonne pas du piètre état dans lequel s’est retrouvé le réseau de distribution d'eau de la ville.

« Les communautés rurales sont abandonnées à elles-mêmes et ne reçoivent pas l’attention qu’elles mériteraient des autorités. Alors, beaucoup de petites villes doivent composer avec de l’équipement désuet, qui brise, et du personnel mal formé. »

— Hannah Spencer, travailleuse communautaire

Lorsqu’une crise survient, les autorités chargées de veiller au respect des normes environnementales ne sont pas pressées, selon Mme Spencer, de faire toute la lumière sur la situation.

« Ce n’est pas dans leur intérêt de montrer que les régulations laxistes appliquées à l’industrie ont mis en danger la population », relève son conjoint, Tyler Cannon.

La problématique est encore plus grande en Virginie-Occidentale et dans le sud-est du Kentucky, où l’extraction de ressources naturelles a un important impact environnemental.

« Je ne suis pas surpris de la situation, puisque la Virginie-Occidentale, depuis sa fondation en 1863, a été traitée comme une sorte de colonie dont on extrait les ressources, que ce soit le charbon, le bois, le gaz ou le capital humain », relève M. Cannon.

Un problème à grande échelle

Les inquiétudes sur l’évolution de réseaux de distribution d’eau vieillissants excèdent largement les frontières du Kentucky et de la Virginie-Occidentale.

La découverte au milieu de la décennie de quantités importantes de plomb dans l’eau des résidants de Flint, au Michigan, a fait scandale et suscité une grande attention médiatique sans pour autant modifier vraiment la dynamique nationale.

Dans une analyse parue en 2017, l’American Society of Civil Engineers (ASCE) a donné la note D au pays pour l’état de ses infrastructures de production et de distribution d’eau potable.

Les États-Unis comptent plus de 155 000 systèmes de distribution d’eau distincts qui ont été installés, dans la plupart des cas, du début au milieu du XXe siècle pour une durée prévue de 75 à 100 ans.

Moins de 10 000 de ces réseaux assurent l’approvisionnement de 92 % de la population. Les réseaux de plus petite taille, qui s’occupent des 8 % restants, sont privés d’économies d’échelle et fréquemment minés, selon l’ASCE, par des capacités financières et techniques limitées « qui peuvent mener à des violations » des normes prévues dans le Safe Drinking Water Act pour assurer la qualité de l’eau potable.

Au rythme actuel de remplacement des tuyaux, il faudra près de 200 ans pour les renouveler complètement, relève l’organisation, qui évoque la nécessité d’investissements d’un billion de dollars américains, soit mille milliards, sur 25 ans.

Les promesses de Washington

Le président américain Donald Trump avait fait écho à ces besoins en 2016 en promettant un vaste programme d’infrastructures pour le pays qui tarde à se concrétiser.

Les sommes garanties par Washington pour aider les États à financer la réfection et l’entretien des réseaux de distribution d’eau demeurent bon an, mal an sous la barre des trois milliards de dollars depuis 1995.

L’administration Trump a par ailleurs exacerbé les risques de dérives, selon plusieurs organisations écologistes, en révisant à la baisse plusieurs normes environnementales importantes pour protéger la qualité de l’eau.

Une partie importante des plans d’eau et des rivières qui étaient protégées par le Clean Water Act a notamment été exclue à la demande de groupes industriels, augmentant les risques de déversements problématiques.

L’Environmental Integrity Project a notamment dénoncé il y a quelques années les efforts du gouvernement pour retarder l’entrée en vigueur de restrictions ciblant les centrales au charbon, qui génèrent des montagnes de cendres susceptibles de contaminer les nappes phréatiques en cas de ruissellement incontrôlé.

« Avec cette administration, la priorité est de faciliter les choses pour l’industrie », souligne un avocat de l’organisation, Abel Russ.

Le candidat démocrate Joe Biden assure que son parti veut faire en sorte que l’accès à l’eau potable soit « un droit pour toutes les communautés », qu’elles soient « rurales ou urbaines, riches ou pauvres ».

L’objectif figure dans un vaste plan d’infrastructures d’une valeur de deux billions de dollars annoncé en juin qui doit permettre de renverser, dit-il, les reculs environnementaux « dévastateurs » enregistrés depuis l’arrivée de son rival au pouvoir.

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