Aveugles et parents

Aveugles et PARENTS

Lorsqu’ils se promènent en famille, tous les regards se tournent vers eux. Est-ce vraiment leurs enfants ? Mais comment font-ils ? Incursion dans le quotidien de jeunes parents aveugles qui ont des enfants encore aux couches.

Un dossier de Caroline Touzin et de Martin Tremblay

Aveugles et parents

« Je suis un bon père »

Ado, comme les autres jeunes de son âge, Christian Langevin adorait faire du patin à roues alignées sur les pistes cyclables de Montréal.

À la différence que cet aveugle de naissance se déplaçait à vive allure en balayant la piste avec sa canne blanche.

« Quand on me dit que je ne suis pas capable de faire quelque chose, ça me motive à le faire », raconte l’homme de 32 ans qui a reçu La Presse chez lui, à Longueuil.

Alors ne pas avoir d’enfant en raison de son handicap ? Non, ça ne lui a jamais traversé l’esprit.

Le cadet d’une famille de cinq enfants élevés par une mère seule dans un quartier pauvre de la métropole en a « toujours » voulu.

Depuis qu’il est devenu père, Christian ne prend plus de risques inutiles, insiste celui qui a la garde à temps plein de son fils Willyam, aujourd’hui âgé de 3 ans et demi.

Le papa ne voit pas tous ces regards curieux, étonnés ou carrément blessants que les gens lui jettent à son passage. 

« Quand mes amis voyants nous accompagnent quelque part, mon fils et moi, ils se font dévisager. Les gens les regardent l’air de dire : “Bien voyons donc, ça n’a pas de sens. Ne laissez pas l’aveugle s’occuper de l’enfant, faites quelque chose.” »

— Christian Langevin

A-t-il des craintes liées à la paternité ? Christian répond « non » sans hésitation. 

Mais après quelques heures passées en sa compagnie, alors qu’il sort une pizza congelée du four, il revient sur ses peurs : « J’ai toujours eu peur du feu ; ça remonte à bien avant de devenir père. Maintenant qu’on est deux, en cas d’incendie, ce serait beaucoup plus difficile pour moi de sauver… »

Le père de famille ne termine pas sa phrase, horrifié à l’idée de perdre ce qu’il a de plus précieux au monde : son « Willou », comme il le surnomme avec affection.

« Regarde, papa ! »

Dans le petit quatre et demie d’un quartier modeste de Longueuil qu’il partage avec son fils et son chien-guide Togo, il y a très peu de meubles – question de limiter le nombre d’obstacles. Les murs sont nus. Les nombreux camions du petit garçon sont bien rangés dans des bacs.

Vers l’âge de 2 ans et demi, Willyam a compris que son père était aveugle. L’enfant n’arrêtait pas de lui dire : « Regarde, papa ! » Chaque fois, Christian lui expliquait qu’il ne voyait pas.

Un jour, le petit a fait un « test » : une « barrière » de voitures-jouets devant son papa. Christian a trébuché. Le petit a compris que ce n’était pas un jeu. Il n’a jamais recommencé.

Qu’il soit dans la même pièce que son père ou ailleurs dans le logement, Willyam dit à voix haute tout ce qu’il fait. Comme pour rassurer son père, qui le surveille « au son ». « Il fait ça d’instinct, raconte Christian. Je ne lui ai rien demandé. »

Christian croit qu’il a une vie qui ressemble beaucoup à celle d’un « voyant ». « En tout cas, je pense que je suis un bon père. »

« Voyons donc, avoir des enfants »

« Voyons donc, elle ne peut pas avoir d’enfants. Comment elle va faire ? » C’est le genre de commentaires que la mère de Sophie Babeu-Brisebois a reçus après avoir annoncé à son entourage que sa fille aveugle était enceinte.

« Je peux sentir le jugement des autres, mais je ne m’arrête pas à ça », raconte la maman de 30 ans avec son petit Nicolas, 3 mois, lové confortablement dans ses bras lors de la visite de La Presse chez elle à Saint-Jean-sur-Richelieu.

À son premier rendez-vous de suivi de grossesse, sa médecin a beaucoup insisté sur le fait qu’elle pouvait passer un test génétique pour savoir si son enfant risquait d’avoir un handicap visuel. Sophie est atteinte d’une maladie génétique héréditaire qui l’a rendue aveugle à l’âge de 10 ans. Son conjoint a aussi un handicap visuel. La probabilité que le bébé ait un handicap était forte. Le couple a refusé de passer le test génétique. Sa décision était prise. Il voulait un enfant.

« Ma déficience visuelle ne m’a jamais empêchée de faire ce que je voulais dans la vie, lance la jeune femme, qui détient une majeure en physique et une mineure en linguistique. On le sait que Nicolas ne sera pas malheureux pour autant. »

Avant la naissance de Nicolas, Sophie avait tout de même certaines craintes. Ses appréhensions se sont vite dissipées. « J’ai cerné très tôt les différents bruits qu’il produit, décrit-elle. Les cris ne sont vraiment pas les mêmes s’il a faim ou s’il est fatigué. »

Des mois avant la naissance du bébé, Sophie a entraîné son chien-guide à ne pas mettre ne serait-ce qu’une patte sur le tapis d’éveil posé au sol. « Je suis convaincue que le chien ne ferait pas de mal à Nicolas, mais je préfère qu’il garde ses distances pour éviter les accidents. »

Dans le noir à 23 ans

Quelques mois avant de devenir aveugle, Caroline Héroux a appris qu’elle souffrait de diabète. Elle avait 23 ans. Le médecin qui a posé le diagnostic ne lui avait pas parlé des risques de cécité. Un matin, au réveil, Caroline a ouvert ses yeux. C’était le noir total. Elle a fermé puis rouvert ses yeux, convaincue qu’elle ne les avait pas vraiment ouverts la première fois. « J’ai cru que ma vie s’arrêtait là », raconte la jeune femme qui a aujourd’hui 34 ans.

Cette année-là, Caroline a perdu presque toutes ses amies. Des copines qui terminaient leurs études, commençaient leur premier vrai boulot. « Elles vivaient de belles choses, elles avançaient, alors que moi, je dégringolais », se rappelle Caroline, toujours émotive, 10 ans plus tard, lorsqu’elle aborde la période la plus sombre de sa vie.

Puis sa mère – qui l’élevait seule depuis l’enfance (son père est mort quand elle avait 5 ans) – est morte. Aveugle et orpheline en l’espace d’un an : deux immenses deuils à faire.

Après 10 mois de cécité complète, la jeune femme a subi une série d’opérations qui lui ont permis de retrouver environ 40 % de la vue dans son œil droit. Sa vision – très embrouillée – l’empêche de conduire et de lire.

Caroline, qui vivait à l’époque – et vit toujours – à Trois-Rivières, a dû vendre sa voiture et se déplacer en transports en commun. Pas question de s’isoler. Cette passionnée de magasinage a appris à « accepter » son handicap en recommençant à fréquenter ses commerces préférés.

Toujours assise dans le premier banc de l’autobus, elle s’est mise à fraterniser avec un chauffeur attentionné. Au fil des mois, ils sont tombés amoureux. Le couple a aujourd’hui deux petites filles, Mila-Rose, 4 ans et demi, et Juliette, 16 mois. La marraine de Caroline – sa « seconde maman » âgée de 74 ans – a emménagé dans un logement au sous-sol de la maison du couple pour lui donner un coup de main.

« Je vous mentirais si je vous disais que c’est toujours facile. Je suis parfois découragée par mon handicap. Comme cette semaine où j’ai dû aller à l’urgence parce que mon bébé était tombé malade et que mon conjoint était à l’extérieur du pays », confie-t-elle.

Si son médecin lui avait dit qu’elle risquait de mettre au monde des enfants avec un handicap visuel, elle aurait renoncé à son rêve, croit-elle. « Avoir des enfants, c’est merveilleux. Je suis tellement fière de mes filles, insiste Caroline, mais en même temps, par réflexe de protection peut-être, je n’aurais pas voulu leur faire vivre les mêmes difficultés que moi. »

Briser les tabous

Janie Lachapelle n’est pas du genre à s’apitoyer sur son sort. Ni à s’en faire avec le jugement des autres. Aveugle depuis l’âge de 9 ans, la femme de 40 ans se considère comme chanceuse d’avoir déjà vu. « J’ai des souvenirs visuels qui me servent tous les jours de ma vie avec mes enfants », explique-t-elle.

Et encore plus chanceuse que le syndrome de Sturge-Weber dont elle est atteinte ait épargné son cerveau, puisque les anomalies cérébrales sont fréquentes dans cette maladie congénitale.

Et par-dessus tout, elle se sent comblée d’avoir deux jeunes enfants adorables – Rémy, 5 ans et demi, et Ariane, 2 ans et demi.

Ce n’est pas sa cécité totale que les gens remarquent en premier, mais la tache de vin qui lui couvre tout le visage. « Quand on me rencontre, on ne m’oublie plus jamais », dit la mère de famille, qui n’a pas hésité à nous inviter dans son foyer pour briser les « tabous » entourant les parents aveugles.

Parfois, des inconnus l’apostrophent – ou la suivent carrément –, intrigués par son apparence physique. Souvent, elle les ignore. D’autres fois, elle répond patiemment à leurs questions. Lorsque les commentaires désobligeants proviennent d’enfants, elle demande aux parents embarrassés de ne pas gronder leur progéniture.

Petite, elle est passée 20 fois sous le bistouri, autant d’opérations pour tenter de lui sauver – en vain – la vue. Ado, elle a fréquenté une polyvalente à Gatineau où il y avait au moins un « p’tit délinquant » par année qui se trouvait bien drôle de lui piquer sa canne blanche. Elle garde malgré tout d’excellents souvenirs de cette époque où elle a été élue – elle a battu deux autres candidates – présidente de son école secondaire.

« S’il y a une porte fermée, je la défonce », résume-t-elle.

À 22 ans, Janie rencontre son conjoint actuel. Lui en a alors 36. Il ne veut pas d’enfants. Elle aimerait ça, en avoir, mais elle respecte son choix. Puis des années plus tard, alors qu’elle a mis son rêve de côté, il lui annonce qu’il est prêt. Rémy naîtra deux ans plus tard, en 2012, puis Ariane en 2015.

« Le secret dans n’importe quelle famille avec de jeunes enfants, c’est l’organisation. Pour la mienne, rehaussez le niveau d’organisation à la puissance mille. »

— Janie Lachapelle

Dans la garde-robe des enfants, elle a assemblé des kits de vêtements et les a séparés par des cintres vides. Elle les place toujours dans le même ordre et fait des brassées de lavage au quotidien pour ne pas défaire les ensembles. Les chaussettes assorties sont placées dans une manche du chandail.

Déjà, comme personne aveugle, pour intégrer une école ordinaire puis le marché du travail, « il faut que tu en fasses plus que les autres », souligne Janie. Alors comme maman, elle met la barre haut. C’est elle qui a montré à son fils à nager. 

« Janie, il n’y a rien qui l’arrête, dit André, qui partage sa vie depuis 18 ans. Honnêtement, les défis, on ne les voit plus. Pour moi, on a une vie normale. » 

Aveugles et parents

Les « défis » du quotidien

Les obstacles sont nombreux lorsqu’on est aveugle et parent de jeunes enfants. Mais rien d’insurmontable, assurent les principaux intéressés, qui préfèrent parler de « défis ». Constatez-le par vous-même.

La lecture aux enfants

Pour Janie, raconter des histoires chaque soir à ses enfants est primordial. Elle se sert des livres adaptés par l’Institut Nazareth et Louis-Braille – le centre spécialisé en réadaptation visuelle où elle travaille. Ce sont des livres ordinaires dont les pages sont recouvertes d’une pellicule de plastique transparente en braille.

Les transports

Les transports sont LE principal défi de Caroline, maman de deux fillettes – l’une de 4 ans et demi et l’autre de 16 mois – qui souffre d’un handicap visuel. Très tôt, son aînée a développé le réflexe de lui tendre la main pour monter dans l’autobus et de lui décrire les obstacles qui se dressent devant elle. À Trois-Rivières, où la famille habite, les autobus ne passent pas souvent. La jeune maman adore amener ses filles au centre commercial et manger au McDonald’s, mais cela implique une bonne dose de planification et… de patience.

Les couches

Aux changements de couche, comme Sophie ne peut pas savoir si son fils a les fesses irritées, elle lui met chaque fois du Zincofax (oxyde de zinc). « Je ne prends pas de chance. De la crème sur les fesses, ça n’a jamais tué personne », dit-elle avant d’éclater de rire.

La poussette

Impossible pour Christian de pousser la poussette d’une main et de tenir son chien-guide de l’autre. Trop dangereux. Quand Willyam était encore bébé, le papa s’est bricolé un harnais pour tirer la poussette à la manière d’une carriole. Aujourd’hui, il transporte son garçon de 3 ans et demi dans un gros sac à dos de randonnée. C’est Togo, son chien-guide, qui ouvre la voie.

Les soins de santé

Depuis sa naissance, le fils de Sophie, Nicolas – aussi atteint d’un handicap visuel –, a subi deux opérations pour lui permettre de récupérer de la vision. Au début, les parents devaient lui mettre des gouttes dans les yeux toutes les heures. Une tâche impossible pour une aveugle. C’est le conjoint de Sophie qui s’en chargeait. Lorsque ce dernier est retourné au travail après son congé parental, Sophie a demandé de l’aide au CLSC (sur notre photo, l’infirmière auxiliaire Francine Lebel met une goutte dans l’œil de Nicolas). À part cela, Sophie dit fièrement qu’elle réussit à tout faire « avec de l’adaptation » comme n’importe quelle autre maman.

Le bain

Durant la routine du soir, Janie donne le bain à Rémy pendant que papa joue avec Ariane, déjà en pyjama. « Je sors souvent de l’heure du bain complètement trempée », raconte la maman à la bonne humeur contagieuse.

Les repas

Sophie a toujours aimé cuisiner. Mais à la maison avec un bébé naissant, disons qu’elle dispose de beaucoup moins de temps qu’avant. La technologie lui vient en aide. Une application téléchargée sur son téléphone intelligent – Seeing-AI – lui permet de déplacer la caméra de son appareil en direction d’une personne, d’un texte, d’un document ou même d’un code-barre. L’application décrit alors à voix haute la situation captée par la caméra du téléphone. Elle arrive à savoir si elle a entre ses mains une boîte de soupe ou, non, une boîte de sirop d’érable. Deux boîtes de conserve qui, au simple toucher, sont identiques ! Elle a aussi toutes sortes d’outils de cuisine adaptés à son handicap.

Les courses

Caroline a toujours aimé faire les courses. Pas question de déléguer cette tâche à son conjoint. Elle ne sort jamais sans sa loupe qui lui permet de distinguer les prix sur les produits.

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Élever son enfant au son et au toucher

Hormis le fait qu’ils élèvent leurs enfants au son et au toucher, leur vie ressemble beaucoup à la nôtre. Tout est une question d’adaptation.

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